top of page
Golden_Record.png

 

LES AMOURS IMPOSSIBLES

Prologue : Le monde notre village

1

L’année où les sondes spatiales Voyager 1 et Voyager 2 furent lancées, Bosch père et son fils Ben entreprirent un tour du monde. Pas en quatre-vingts jours comme Phileas Fogg, le héros de Jules Verne. Leur périple à eux prendrait un peu plus qu’un quart de cette durée, soit vingt-deux jours, ce qui revenait finalement à trois semaines. Car, tout comme dans le roman de Verne en 1873, on gagnait aussi, un siècle plus tard, en 1977, en se déplaçant d’ouest en est, à l’arrivée un jour. En franchissant la limite de changement de date, on récupérait en effet les heures qu’on avait perdues en se déplaçant d’un fuseau horaire à un autre.
Le départ fut fixé au premier septembre, le premier jour de l’automne météorologique, le retour au vingt et un septembre, le jour traditionnel de l’équinoxe d’automne.
Le voyage devait s’effectuer nécessairement en septembre, car Ben entamait début octobre sa deuxième année de droit. C’est précisément parce que Ben n’avait pas de seconde session que son père put planifier ce voyage, dont il avait rêvé toute sa vie, en un laps de temps aussi court.
Le père de Ben – Papa – voulait se rendre dans les cinq continents et avait soumis à son agence de voyages les destinations suivantes : Le Caire (situé en Afrique), Bombay et Djakarta (situés en Asie), Sydney (situé en Océanie), Hong Kong, Manille et Tokyo (tous également situés en Asie), et enfin Anchorage, la plus grande ville d’Alaska, située sur le continent américain. De là, père et fils survoleraient le pôle Nord pour atterrir à Schiphol et regagner Zaventem, leur base de départ bruxelloise, dans un Fokker Friendship.
.
Papa était originaire du hameau La Montagne, qui faisait partie d’Aaigem, un village rural dans la région d’Alost. Un quart de siècle plus tard, le chansonnier flamand Jan De Wilde composa tant sur La Montagne que sur Aaigem deux chansons superbes.
Sur La Montagne, le hameau où se trouvait la maison natale de Papa et où l’auteur-compositeur s’établit lui-même, la chanson dit pleine d’humour :

La Montagne était autrefois une plaine
C’est parce que le reste du village s’affaissa
Que La Montagne émergea

La quarantaine passée, Papa avait dressé une liste de tous les pays du monde. Les pays qu’il avait visités, même s’il n’y avait fait qu’une escale, étaient rayés. Le nombre de pays rayés s’élevait entre-temps à près de quatre-vingt. Papa avait poussé le zèle jusqu’à calculer le nombre de fois qu’il s’était rendu dans les pays voisins : ainsi, il avait mis les pieds treize fois en Allemagne de l’Ouest, seize fois en Grande-Bretagne, dix-huit fois aux Pays-Bas et vingt-deux fois en France.
La maman de Papa – la grand-mère de Ben – avait à peine vu la mer du Nord. Aussi, on comprend aisément pourquoi Papa tenait tant à cette liste. Elle lui donnait le sentiment que le monde était devenu son village. Et pas uniquement son village, d’ailleurs : notre village !
Après avoir foulé le sol de tant de pays, Papa trouvait qu’il avait finalement déjà vu le monde entier dans son propre village. Le monde avait beau être devenu un village, son village n’en avait pas moins toujours été un monde. Car que voyait-on dans le monde sinon abus de pouvoir, trahisons et meurtres ? Et ce sont précisément ces maux-là que Papa avait vu sévir dans son propre village. Pas uniquement pendant la guerre d’ailleurs, également en temps de paix après la Libération !
À ceux qui n’avaient pas poussé plus loin que la Côte d’Azur ou que les plages de la Botte italienne, voire de la Péninsule ibérique, il pouvait dès lors affirmer plein d’aplomb :
– Nous vivons dans un Pays de Cocagne !
Bien sûr, Papa n’ignorait pas que les Alliés avaient divisé le monde après la Libération en trois blocs, lesquels ne bénéficiaient pas tous des mêmes richesses ni des mêmes libertés. Aussi, il dit sentencieusement à son fils :      
– Il y a trois ans, tu t’es rendu en Amérique, le Premier Monde, et l’année passée en Russie, le Deuxième Monde. À présent il est temps que tu fasses aussi un tour dans le Tiers-Monde !

2

Jusqu’après son premier voyage en Amérique, Ben avait collectionné les timbres-poste des pays desquels Papa avait pu lui envoyer une lettre ou une carte postale. Il les décollait en les tenant tout près de la bouche d’une bouilloire pour ensuite les laisser sécher entre les pages d’un bottin. Hormis l’Union Soviétique, les pays les plus petits avaient souvent les timbres les plus grands et les plus coloriés. Comme si ces pays cherchaient à compenser l’exiguïté de leur territoire national par une présence accrue dans le trafic postal international. Des pays dans lesquels Papa s’était rendu mais desquels il n’avait rien pu envoyer à son fils, ce dernier avait acheté les timbres auprès de collectionneurs ayant pignon sur rue. Mais échanger ou acheter des timbres parut à Ben une forme de malhonnêteté, à telle enseigne qu’il abandonna un jour tout sec sa collection !
Finalement, Ben se défit de son album à un camarade de classe que ne gênait pas le négoce des timbres. Peu après, il acquit un globe lumineux, sur lequel, à l’aide d’une ficelle rouge et blanche et du papier collant, il relia les huit destinations de son tour du monde.
Céline, la sœur cadette de Ben, ne trouva pas le résultat reluisant.
– Votre dernier vol au-dessus du pôle Nord, observa-t-elle, fait en sorte que votre périple ne forme pas un cercle parfait autour de la planète. Franchement, ne trouves-tu pas toi-même qu’il est ridicule de prétendre voir le monde en trois semaines ?
– Es-tu jalouse, Céline, que tu ne seras pas du voyage ? répliqua Ben sur un ton irrité.
– Absolument pas, frérot. Je souhaite que tu puisses profiter un max de ce voyage. Le jour où tu prends ton envol avec Papa, j’entre dans le secondaire. Avec un peu de chance, je pourrai réciter de mémoire en trois semaines la déclinaison de Rosa. C’est pour moi plus important que de faire des sauts de puce d’une grande ville polluée à une autre.
Sept ans plus tôt, Ben avait, lui aussi, appris au collège, jusqu’à la nausée, la déclinaison de Rosa. Céline se référait cependant à la chanson que Jacques Brel avait composée en 1962, trois ans avant sa naissance :

Rosa rosa rosam
Rosae rosae rosa
Rosae rosae rosas
Rosarum rosis rosis

C’est le plus vieux tango du monde
Celui que les têtes blondes
Ânonnent comme une ronde
En apprenant leur latin

C’est le tango du collège
Qui prend les rêves au piège
Et dont il est sacrilège
De ne pas sortir malin…

Papa fit la connaissance de la famille Brel après la Seconde Guerre mondiale. Le père, Romain, était fabricant de papier et de carton, et livrait également à la brasserie Bosch. Brel père ne savait que faire de son fils, un chansonnier voué à la misère, selon lui. Papa sympathisa néanmoins avec le jeune rebelle. Bien que Jacques soit de cinq ans le cadet de Papa, ils se marièrent tous deux en 1950, Papa le dix-sept avril, Jacques le premier juin. Papa employa Jacques même un temps à la brasserie. Maman trouvait cependant que le fils Brel empêchait, avec sa guitare, les travailleurs de travailler. Il n’empêche : malgré les remontrances de Maman, Papa continuerait à soutenir le jeune Brel.
Plus d’un quart de siècle plus tard, atteint d’un cancer du poumon, Jacques apprit qu’il n’atteindrait pas la cinquantaine. Aussi, il organisa pour ses amis bruxellois une espèce de Dernière Cène au Prince de Liège. Le dîner eut lieu cette année-là, juste avant l’été, à l’hôtel-restaurant situé à la limite d’Anderlecht et de Molenbeek. Papa faisait partie des invités, et il fut après coup plus que jamais décidé à faire ce tour du monde dont il avait rêvé toute sa vie. Il ne voulait toutefois pas, comme Brel deux ans plus tôt, traverser les océans sur un yacht. On ne voyait que de l’eau et encore de l’eau. Non. Il voulait, lui, se balader dans les capitales mondiales. Brel n’avait que quarante-huit ans, lui en avait déjà cinquante-trois. Et Papa en avait connu, des congénères de son âge qui, tout comme Brel, avaient appris un beau jour qu’ils souffraient d’une maladie incurable. Aucun de leurs projets de rêve, qu’ils avaient continuellement postposés, ne serait jamais réalisé. Mais Papa était plus que jamais déterminé à ce que cela ne lui arrive pas !
Avant que Brel, né à Schaerbeek, ne rejoigne Paris, il avait habité rue de la Peinture à Dilbeek. Cette rue donnait sur le lycée de jeunes filles qu’allait fréquenter Céline : Regina Caeli, la Reine du Ciel. Il n’y avait pas de meilleur endroit pour observer des jeunes filles flamandes catholiques éduquées à la dure. Et Ben s’est par la suite souvent demandé si ce n’est pas là que Brel eut l’inspiration pour sa chanson Les Flamandes, composée l’année de sa naissance 1958 :

Si elles dansent c'est parce qu'elles ont vingt ans
Et qu'à vingt ans il faut se fiancer
Se fiancer pour pouvoir se marier
Et se marier pour avoir des enfants

C'est ce que leur ont dit leurs parents
Le bedeau et même Son Éminence
L'Archiprêtre qui prêche au couvent
Et c'est pour ça, et c'est pour ça qu'elles dansent

Les Flamandes, les Flamandes,
Les Fla, les Fla, les Flamandes

Maman était scandalisée par cette chanson. Tout d’abord, elle s’en prenait à la sainte Église. En outre, Brel faisait comme si les jeunes Flamandes se fiançaient quand elles avaient vingt ans pour se marier et se mariaient pour avoir des enfants. Elle avait déjà vingt-six ans quand elle épousa Papa, trente-quatre quand elle mit Ben au monde, et quarante et un à la naissance de Céline. Alors, de quoi causait-il à la fin, le grand Jacques ?
Maman avait toujours trouvé Brel un hurluberlu peu fiable. Composer des chansons d’amour, mais tromper entre-temps sa légitime, ça criait vengeance au ciel. Grâce à ses relations dans la bourgeoisie, Maman était parfaitement au courant du genre de vie que menait Brel. Qu’on l’idolâtrât en France, en disait plus long sur les Français que sur les Flamandes !
Ben, au contraire, estimait que cette chanson était un hommage aux femmes flamandes. Continuer à danser à septante ans passés, n’était-ce pas une belle preuve de constance ? Comment y voir quoi que ce soit de scandaleux ? Maman faisait, elle aussi, tous les jours preuve d’une telle constance. Ou était-ce plutôt une forme d’attachement au terroir ? À ses yeux, ce tour du monde était du pur gaspillage, surtout quand on songeait que la brasserie devait être rénovée d’urgence !
Considérant toutefois que Papa avait rêvé si longtemps de ce voyage, elle en entrevit aussi le côté positif. Pendant trois semaines, elle pourrait se passer de ses jérémiades à propos de tout et de rien !

3

Du haut de ses dix-neuf ans, Ben n’était pas du tout disposé à exaucer le vœu de ses parents de fonder une famille après ses études de droit. Il était encore vierge et nourrissait deux amours impossibles : la Française Aurore et la Néerlandaise Joyce.
Ben avait rencontré Aurore lors de son premier voyage en Amérique. Il venait d’avoir seize ans. Dans le hall de départ du Bourget, elle avait glissé sans crier gare sa lourde valise devant ses deux sacs de sport. Spontanément, elle lui avait fait penser à Raquel Welch, la pin-up de ces années-là. Dans le DC-8 affrété à destination de JFK, elle s’était retrouvée, après l’escale à Shannon, assise dans la même rangée que lui. Après qu’il eut renversé accidentellement du jus sur son T-shirt, ils avaient entamé la conversation. Aurore, un an plus âgée que Ben, était née à Heidelberg et fréquentait un lycée de Toulouse. Son père avait été l’un des pilotes d’essai du Concorde. Ben et Aurore eurent en tout et pour tout un rendez-vous à Washington, à l’époque du scandale qui entraîna la démission du président Nixon : le scandale du Watergate. Ben fixa rendez-vous à Aurore le vingt et un juillet, par le plus grand des hasards aussi le jour où Eddy Merckx remporta sa cinquième Grande Boucle. Elle s’y présenta cependant accompagnée d’un chaperon, le fils d’un scribe de la CIA, chef de sa famille d’accueil. Tous les trois, ils visitèrent le Smithsonian, et la conversation qu’ils eurent alors mis la vie de Ben sens dessus dessous. Aurore parla longuement de Stendhal et de Jean-Paul Sartre. Mais toute question critique était balayée par son sourire enjôleur. Puis, Ben lui adressant la parole en français, elle exigea qu’il lui parlât en anglais pour que Justin, le chaperon en question, ne se sente pas exclu.
Outre le Musée de l’Aéronautique, ils visitèrent aussi le Planétarium. Là, Ben apprit à son grand étonnement que la lumière en provenance de l’étoile polaire était contemporaine de la colonisation de l’Amérique.
À l’issue de cette visite, Aurore griffonna son adresse sur le billet d’entrée du Planétarium, après quoi c’est elle qui devint, pour bien des années, l’étoile polaire de Ben.
À New York, peu avant leur retour en Europe, elle lui proposa en vain de faire un vol en hélico au-dessus de Manhattan.
Après son retour au bercail, Ben lui écrivit une première fois, mais sa lettre resta sans réponse. Sa seconde lettre reçut bel et bien une réponse, mais en raison de la grève des Postes françaises la plus longue de son histoire, Ben ne put lire celle-ci qu’au bout de trois mois.
Toujours est-il que ce seul rendez-vous et cette seule lettre rendirent Aurore aux yeux de Ben inoubliable !
Joyce, quant à elle, était venue s’installer, trois ans plus tôt – quand Ben se baladait encore en culotte courte – à côté de la brasserie dans la villa dénommée Vue de Brueghel. Elle était née deux ans après la Seconde Guerre mondiale dans les Indes néerlandaises, à Bogor, l’ancienne Buitenzorg. Son père était Néerlandais, sa mère Indonésienne. Elle avait vingt-neuf ans, était mariée à un cadre de 3M et mère d’une petite fille qui venait d’apprendre à marcher. Au début, le jeune couple laissa Ben complètement indifférent. Pour lui, Carlos, un Espagnol typique, et Joyce, une Hollandaise un peu olé olé, étaient les voisins, sans plus. Malgré cela, Ben aborda quelquefois avec Carlos le régime franquiste. Carlos avait été membre contraint et forcé des Phalangistes, mais s’en était détourné à cause de la répression brutale. Du reste, Carlos se comportait en Don Juan qui lançait des regards appuyés aux jolies femmes, et vraisemblablement ne se priva pas, non plus, de les tripoter. Ce qui acheva bientôt d’énerver Joyce, qui était avec ses traits orientaux un des plus jolis bouts de femme du quartier.
Au début, Joyce ne prêtait guère attention à Ben, ce fils de brasseur à la tache de vin, et blaguait plutôt avec Papa. Après que Ben eut commencé à apprendre l’espagnol, la langue usuelle chez les voisins, ils se découvrirent néanmoins des intérêts communs. Tous deux se faisaient beaucoup de soucis à propos de l’environnement, des droits de l’homme et de la macrobiotique. Ainsi, ils vitupéraient contre le laxisme des autorités face à la pollution et contre les régimes qui réprimaient les dissidents et les minorités.
La plupart des membres des deux familles ne consommant que le pain blanc classique, ils partageaient hebdomadairement – macrobiotique oblige – un pain complet. Ils échangeaient aussi des recettes, bien que Ben ne fût jamais un as de la cuisine. Maman se plaignait qu’il bousillait ses casseroles en laissant le riz complet s’agglutiner au fond. Elle ne visait toutefois pas que la macrobiotique. Car, un jour, sans avoir l’air d’y toucher, elle ne put s’empêcher de déclarer :
– Quand une femme ne trouve pas le réconfort chez son propre mari, elle finit souvent par le chercher ailleurs !
Enfin, un autre amour impossible s’était glissé dans la vie de Ben. Nathalie, une jolie blonde russe aux yeux d’amende, trois ans plus âgée que lui. Un an plus tôt, Ben avait fait avec Papa et Maman une croisière sur la Volga. La cinquantaine de passagers du Iouri Dolgorouki était divisée en deux groupes antagonistes. Pour les uns, l’Union Soviétique était le pays modèle, pour les autres – le groupe dont faisaient partie Papa et Maman – l’URSS était synonyme de l’enfer. Ces anticommunistes se gardaient cependant de montrer leur aversion du régime, désireux qu’ils étaient de pouvoir entrer dans les églises orthodoxes et les musées d’État.
En tant que future prof de français, Nathalie jouait les serveuses dans le resto du Iouri Dolgorouki. Après sa journée de travail, elle apparaissait sur le pont arrière où l’on pouvait danser aux rythmes d’un trio musical. C’est ainsi que Ben prit langue avec elle. Et surprise : elle se posait les mêmes questions au sujet de l’avenir que lui. En Occident, le slogan des punks No future résonnait de plus en plus fort, tandis que dans les pays de l’Est, l’avenir était, lui aussi, plus incertain que jamais.
Au terme de la croisière dans le port de Kazan, ils échangèrent leurs adresses, sans vraiment savoir si leurs lettres arriveraient ou pas. Ben écrivit le premier, et la réponse en français de Nathalie atteignit bel et bien la brasserie.
Ultérieurement, Ben et Nathalie évoqueraient le plus souvent les changements saisonniers, leurs états d’âme mais aussi leurs activités, Nathalie comme prof, Ben comme étudiant. Jamais cependant ils ne firent état de la révolution marxiste, déjà vieille de soixante ans en Union Soviétique. A-t-on jamais vu parler un athée de l’au-delà avec un croyant ?
Ils se référaient à leurs amours en des termes voilés pour qu’elles ne fassent pas de l’ombre à leur amitié. Ils ne pouvaient que supposer que leurs lettres étaient lues par des censeurs. Les missives de Nathalie affichaient le plus souvent un timbre à l’effigie de Iouri Gagarine, le premier homme dans l’espace. Par contre, les lettres de Ben arboraient dans un coin de l’enveloppe aérienne le hiératique roi des Belges. Mais n’en déplaise à leur contenu banal, ces lettres dégageaient, en pleine Guerre froide, beaucoup de chaleur et de tendresse !

4

Le vingt août, alors que la mise en bouteille à la brasserie de la kriek – la bière de cerises dont la famille Bosch avait fait sa spécialité – n’était pas terminée, eut lieu à Cap Canaveral le lancement de la sonde Voyager 2. Le lancement de Voyager 1 aurait lieu à peine deux semaines plus tard, le cinq septembre. Les Apollos, dont un certain nombre circula autour de la lune et dont certains alunirent même, n’avaient-ils pas été lancés depuis Cap Canaveral ?
Les deux sondes, pesant chacune moins d’une tonne, n’avaient cependant pas pour mission d’explorer la terre ou la lune, mais les confins du Système solaire.
La raison pour les lancements décalés d’à peine deux semaines se trouvait dans la position des quatre grandes planètes extérieures. Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune étaient alignées l’une après l’autre. C’était exceptionnel, car un tel phénomène ne se produisait que tous les cent septante-cinq ans !  
« Encore une chance, » pensa Ben, « que je ne dois pas attendre cent septante-cinq ans avant de pouvoir le faire, ce foutu tour du monde ! »
Un jour – Ben ayant dépassé la soixantaine et les sondes disposant encore d’assez de carburant – celles-ci quitteraient le Système solaire. À l’intention des extraterrestres qu’ils rencontreraient au cours de leur voyage spatial, chaque sonde avait été pourvue d’un disque désigné pour rester intact plusieurs millions d’années. Fabriqué dans du cuivre doré, il était lui-même protégé par une housse d’aluminium dorée. En écoutant le disque, les extraterrestres seraient salués en cinquante-cinq langues et entendraient des bruits d’animaux sauvages.
Jimmy Carter, qui avait succédé à Gerald Ford, lui-même remplaçant Richard Nixon à la faveur du scandale du Watergate, enregistra le message suivant : « Des deux cents milliards d’étoiles dans la Voie lactée, certaines abritent sans doute des civilisations orientées sur l’espace. À ceux qui intercepteront une sonde Voyager, nous leur présentons le message suivant : Nous tentons de survivre à notre époque pour survivre dans la vôtre. Nous espérons un jour, quand les problèmes auxquels nous faisons face seront résolus, pouvoir participer à une communauté de Civilisations Galactiques ! »
Quand Ben lut ce message, il pensa : « Les États-Unis feraient mieux de participer d’ores et déjà à une communauté de Civilisations Terrestres. D’ailleurs, si ces sondes retombaient accidentellement sur terre, qui saurait encore qui était le président Carter ? »

5

Il va de soi que Ben s’intéressait davantage aux signes d’intelligence des trois femmes qui dominaient son horizon qu’à ceux de quelque extraterrestre de dedans ou de dehors du Système solaire que ce soit.
Il se disait d’ailleurs que les obstacles pour les atteindre étaient on ne peut plus terre à terre : le trajet vers Toulouse pour Aurore, le mariage de Joyce pour Joyce et le Rideau de Fer pour Nathalie.
Ben voyait dans ce tour du monde une opportunité pour contourner, ne fût-ce que temporairement, ces obstacles. Il réécrirait à Aurore tandis qu’il adresserait des messages anodins à Joyce.
À Nathalie, il ne pouvait hélas rien envoyer.
Sachant que les citoyens soviétiques pouvaient à peine visiter les autres pays de l’Est, n’importe quelle missive de Ben pouvait être perçue comme une provocation. Comme le message d’un gosse de riche qui aurait déclaré à son amie russe : Vois donc comment nous pouvons aller où il nous plaît d’aller, et vous pas !

Le Caire 01 09 77
 

1

Sur le tarmac de l’aéroport de Zaventem, Ben et Papa montèrent presque hors d’haleine l’escalier mobile disposé contre la carlingue du Boeing 737 de la Lufthansa. Ben et Papa furent clairement les derniers passagers. L’hôtesse de l’air en chef fut sur le point de fermer hermétiquement la lourde porte d’accès. Dès que Ben et Papa eurent cependant embarqué dans le Landshut – comme s’appelait ce City Jet de la Lufthansa – l’escalier mobile avec le logo de la Sabena s’éloigna. Papa avait traîné plus longtemps que de besoin près des boutiques hors taxes, à la recherche de rouleaux de pellicule pour sa caméra super-huit avec laquelle il voulait immortaliser son tour du monde. Ben l’avait incité plusieurs fois à se dépêcher. Même l’annonce diffusée par les haut-parleurs qu’on attendait d’urgence Mister Bosch and Son à la porte numéro autant, Papa n’y prit garde. Il affectionnait la citation biblique les derniers seront les premiers et croyait dur comme fer que le zinc – comme il l’appelait – ne partirait jamais sans lui. L’hôtesse de l’air allemande lui dit cependant qu’il avait eu de la chance et lui fit comprendre que le vol à destination de Francfort, plein d’hommes d’affaires et d’agents boursiers, ne pouvait en aucun cas prendre du retard. Malgré son retard à lui, Papa insista en tant que V.I.P. autoproclamé de pouvoir visiter le cockpit. C’était une de ses marottes : pouvoir échanger avant le décollage quelques mots avec les pilotes. Curieusement, cette faveur lui fut accordée pendant que Ben s’installa à côté d’un hublot d’où il pouvait scruter le paysage, le réseau routier et les quartiers résidentiels.
Dès que Papa fut assis à côté de Ben, il sortit de son sac à main un bloc-notes pour y écrire les premières phrases de son récit de voyage. Le plan était de remplir chaque jour un feuillet entier.
– Et ? Qu’as-tu vu d’inédit dans le cockpit ? demanda Ben sur un ton sarcastique.
– Les pilotes s’appellent tous deux Jürgen. Je leur ai raconté que ce vol à destination de Francfort était le premier de notre périple. Ils ont voulu savoir si ça coûtait cher. Je leur ai répondu : Wir reisen ohne Geld um die Welt. Sur ce, ils m’ont tous deux serré la main en éclatant de rire !
Pendant ce premier vol, somme toute assez court, Ben se demandait, après que la couche nuageuse lui eut obstrué la vue, ce qu’il pourrait écrire à Aurore et, dans une moindre mesure, à Joyce. Ben voulait qu’Aurore voie ce qu’il voyait lui-même. Il voulait qu’elle puisse voir à travers lui pour, en fin de compte, le voir, lui aussi. Tant de nouveaux horizons allaient jalonner ce tour du monde qu’il aurait besoin de bien plus que trois semaines pour noter tout ce qu’il aurait vu. Il lui fallait donc être particulièrement sélectif. Sinon Aurore pouvait ignorer ses descriptions comme étant trop oiseuses. Ou carrément les sauter !
Les premières phrases qu’il formait dans sa tête commenceraient systématiquement par Chère Aurore et se termineraient par Ton ami Ben. Ils avaient beau être amis, ils n’en étaient pas pour autant des amis intimes, même si Ben chérissait l’espoir de le devenir un jour.
Chère Aurore,
Ce premier septembre, nous sommes arrivés au Caire, la première étape de notre tour du monde de trois semaines. Mon père voulait absolument mettre pied sur les cinq continents, à commencer par l’Afrique. Il dit : Il y a trois ans, tu as visité les USA, le Premier Monde. L’année passée, l’URSS, le Deuxième Monde. Il est temps que tu jettes à présent un coup d’œil dans le Tiers-Monde. Te souviens-tu de notre voyage d’il y a trois ans en Amérique ?
C’est tout ce que Ben put provisoirement noter.
Entre-temps, tous les passagers reçurent un en-cas composé de deux petits pains, un cake, une orange et un jus d’orange, ainsi qu’une cuillère et une fourchette en plastique.
– Pourquoi des couverts en plastique ? s’étonna Papa.
Réponse d’une hôtesse de l’air : Un couvert en métal peut servir d’arme lors d’un détournement.
– Il peut donc devenir une Luftwaffe ? demanda Papa, mi-figue mi-raisin.
Sur ce, l’hôtesse de l’air haussa les épaules et disparut.



 

Épilogue : Le sang et le sol

1

À vol d’oiseau, la distance entre Anchorage et Amsterdam par la route du pôle s’élevait à plus de sept mille kilomètres. Ben regardait à travers le hublot l’étendue de glace infinie au-dessus de laquelle un soleil pâle incandescent mais glacial à la fois dardait sa lumière rasante. Feuilletant dans le magazine de bord, Papa raconta que la KLM desservait la route du pôle depuis 1958, l’année de naissance de Ben, avec un DC-7. L’avion à hélices quadrimoteur parcourait la distance à l’époque en dix heures, soit trois heures de plus qu’eux dans un DC-10 propulsé par trois moteurs à réaction.
– En Concorde, cela nous aurait pris encore moins de temps !
– Le Concorde, Papa, n’est opérationnel que depuis un an, et encore : uniquement entre des métropoles comme Paris, Londres, New York, Mexico et Rio de Janeiro !
–  Ces Français, Ben, que nous avons rencontrés dans l’avion à destination de Djakarta, n’avaient-ils pas pris le Concorde, eux non plus ?
–  Si, mais si je me souviens bien, ils l’ont pris à destination de Singapour en passant par Rio. De là, ils ont pris un avion de ligne ordinaire, comme nous ! 
–  Avion de ligne ordinaire, avion de ligne ordinaire, grommela Papa, tu sembles oublier qu’un tel appareil se déplace tout de même à mille kilomètres par heure !
Ben et Papa avaient décollé d’Anchorage à six heures et demie du soir dans l’avion de ligne ordinaire qu’était en fin de compte un DC-10. Mais ils n’atterriraient à Schiphol que le lendemain à onze heures et demie du matin.
Cela faisait tout de même une différence de dix-sept et non de sept heures ?
En effet. Mais, à Anchorage, le soleil s’était déjà couché au décollage alors qu’il venait seulement de se lever à Amsterdam. Le départ de Ben et de Papa eut cependant lieu le vingt septembre, alors qu’à Schiphol on était déjà le vingt et un septembre.
– Quel jour arrivons-nous alors finalement, Ben ? Moi, j’ai compté vingt-deux jours, soit trois semaines et un jour. Nous avons séjourné trois jours au Caire, cinq à Bombay, trois à Djakarta, quatre à Sydney, trois à Hong Kong, trois à Manille, cinq à Tokyo et deux à Anchorage. Cela ne fait bien entendu pas vingt-huit jours – car sept fois le jour où nous sommes partis d’une ville pour arriver dans une autre a été compté double – mais vingt et un jours. Mais compte tenu du fait que nous n’arrivons, après avoir décollé le soir d’Anchorage, que le lendemain midi à Amsterdam, cela en fait au bout du compte vingt-deux !
– Non, Papa. Car même s’il est vrai que nous sommes partis d’Anchorage le vingt septembre et qu’on est à Amsterdam déjà le lendemain, il n’en demeure pas moins que nous aurons gagné entre-temps un jour. Nous avons en effet franchi la limite de changement de date, laquelle traverse en plein milieu la mer de Béring. À Tokyo, nous avons décollé le vingt septembre pour atterrir six heures plus tard, le dix-neuf septembre, à Anchorage. Le deuxième jour que nous avons passé à Anchorage était, lui aussi, le vingt septembre. N’est-ce pas à tomber raide ? Et pourtant, c’est ainsi. Conclusion ? Ayant embarqué le premier septembre dans un Boeing 737 de la Lufthansa à destination de Francfort, notre périple nous aura pris trois semaines, et pas un jour de plus !
– Cela dépasse l’entendement, soupira Papa en hochant la tête.
– Les passagers du Concorde font une expérience similaire, bien qu’ils se déplacent en sens inverse, d’est en ouest. Ils décollent à dix heures du matin à Paris pour arriver deux heures plus tôt, à huit heures du matin, à New York. Nous, on fait encore plus fort : nous aurons gagné sur notre périple non pas deux mais vingt-quatre heures !
La preuve ? Le passager d’un vol précédent avait abandonné dans le DC-10 une traduction néerlandaise déjà désuète du classique Le tour du monde en quatre-vingts jours. Anke, l’hôtesse de l’air blondasse, avait remis à Papa, dont elle avait appris que ce vol constituait la dernière étape de son tour du monde, l’exemplaire déjà abîmé.
Ben le prit en main et lut pour Papa le chapitre final, dans lequel Phileas Fogg découvre qu’il n’avait pas parcouru le trajet de Londres à Londres en quatre-vingts mais en septante-neuf jours.
Phileas Fogg, lut Ben, avait, sans s’en douter, gagné un jour sur son itinéraire, et cela uniquement parce qu’il avait fait le tour du monde en allant vers l’est, et il eût, au contraire, perdu ce jour en allant en sens inverse, soit vers l’ouest. En effet, en marchant vers l’est, Phileas Fogg allait au-devant du soleil, et, par conséquent, les jours diminuaient pour lui d’autant de fois quatre minutes qu’il franchissait de degrés dans cette direction. Or, on compte trois cent soixante degrés sur la circonférence terrestre, et ces trois cent soixante degrés, multipliés par quatre minutes, donnent précisément vingt-quatre heures, c’est-à-dire ce jour inconsciemment gagné.
Ben sauta quelques paragraphes et lut : Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné́ son pari. Il avait accompli en quatre-vingts jours ce voyage autour du monde ! Il avait employé́ pour ce faire tous les moyens de transport, paquebots, railways, voitures, yachts, bâtiments de commerce, traineaux, éléphant. L’excentrique gentleman avait déployé́ dans cette affaire ses merveilleuses qualités de sang-froid et d’exactitude.
Papa interrompit la lecture de ses notes et leva distraitement le regard, en disant qu’ils survoleraient la côte nord du Groenland et les Shetlands à l’ouest de l’Ecosse, mais encouragea Ben à poursuivre sa lecture.
Mais après ? conclut Ben d’une voix théâtrale. Qu’avait-il gagné à ce déplacement ? Qu’avait-il rapporté de ce voyage ? Rien, dira-t-on ? Rien, soit, si ce n’est une charmante femme, qui – quelque invraisemblable que cela puisse paraître – le rendit le plus heureux des hommes !
Est-ce que Ben et Papa étaient les plus heureux des hommes au terme de leur voyage autour du monde ?
Pas le moins du monde. Car, au départ, Ben n’avait voulu qu’accompagner son père dans un voyage dont ce dernier avait rêvé toute sa vie. Mais un rêve qui devient réalité cesse souvent d’être un rêve.
Ben avait surtout été frappé par les conditions moyenâgeuses dans lesquelles vivaient les peuples qu’ils avaient visités. Et cela pendant que tout le monde n’avait que l’an deux mille à la bouche. Après cette date phare, des voyages spatiaux deviendraient la chose la plus banale au monde pour tous les habitants de la terre !
Pour en arriver à cette conclusion, Ben n’eût pas dû faire le tour du monde. La distance entre les conditions de vie dans lesquelles Papa avait grandi et le Moyen-Âge n’était pas bien grande. La maison dans laquelle Papa grandit ne disposait pas d’eau courante. La grand-mère de Ben puisait péniblement de l’eau dans un puits. Papa lisait ses manuels scolaires à la lumière d’une bougie. Avec un peu de chance, une poire éclairait le soir faiblement la salle de séjour. L’hiver, Papa se rendait en sabots par un temps glacial à l’école du village et la maisonnée se réunit tout emmitouflée autour d’un poêle à charbon. La jeunesse de Papa, bien qu’elle ne se déroulât pas pendant le Moyen-Âge, se passa néanmoins à une époque totalement différente. Papa eut dix-huit ans le jour même où la conférence de Wannsee décida de mettre en œuvre la Solution finale, autrement dit : l’Holocauste. Après cette date, Papa fut convoqué par la Feldgendarmerie d’Alost afin de faire le service obligatoire en Allemagne nazie. Il ne donna pas suite à cette convocation et vécut caché chez une tante toute proche où, heureusement, l’occupant ne le découvrit pas. La seule trace physique de la Seconde Guerre mondiale se trouvait dans le jardin de la maison natale de Papa. Une Forteresse volante y avait largué une bombe, qu’elle avait, lors d’un bombardement au-dessus de l’Allemagne nazie, conservé dans ses soutes. Les B-17 devaient pourtant rentrer en Amérique sans aucune de ses bombes. Vue du ciel, la campagne dans laquelle grandit Papa avait l’air inhabitée.
Résultat ? Un cratère d’un diamètre d’à peu près dix mètres.
Assis au bord, Ben, encore bambin, avait tenté d’attraper des grenouilles sans se demander comment s’était formée cette fosse pleine d’eau de pluie.
Il n’était, dès lors, pas étonnant que Papa, qui avait en 1943 le même âge que Ben en 1977, ne partageait pas avec son rejeton les mêmes vues sur une quantité de sujets. Malheureusement, les discussions entre Ben et Papa sur des sujets sensibles avaient mis à jour un fossé profond entre eux. Un conflit de générations, certes, mais néanmoins un fossé profond entre ce père né dans l’entre-deux-guerres et son fils né lors de la première Exposition universelle d’après-guerre.
Aux yeux de Ben, il était trop facile de se sentir citoyen du monde dans un hôtel de luxe d’une grande ville. Aux yeux de Papa, il était en revanche trop facile de condamner quelqu’un pour son passé de guerre quand on n’avait connu que la paix ; d’être horrifié par l’apartheid quand on avait à peine été en contact avec des noirs ; de s’opposer à la peine de mort quand on n’avait été, ni soi-même, ni un proche, victime d’un récidiviste !
Ces confrontations n’avaient d’ailleurs pas été totalement vaines. Car Ben prit conscience qu’il était effectivement plus facile de renier la foi quand on n’avait pas grandi soi-même dans la Flandre cléricale ; d’idéaliser l’amour quand on n’avait soi-même connu que des amours impossibles ; et de voir l’avenir s’approcher tel un mur quand on n’avait jamais dû se tirer d’affaire tout seul !
Tandis que d’autres images poignantes de ce tour du monde défilaient dans la tête de Ben, Anke remit au père et au fils un diplôme. Celui-ci affirmait qu’ils avaient parcouru la route du pôle. Comme s’ils avaient été des explorateurs polaires qui avaient dû affronter quelque blizzard glacial. Papa reçut le diplôme de bonne grâce, tandis que Ben trouvait qu’ils avaient seulement survolé le pôle Nord dans les circonstances par ailleurs les plus confortables qui soient.
« Quel simple mortel, » pensa Ben, « hormis l’un ou l’autre ours polaire, pourrait se maintenir dans ces températures glaciales ne fût-ce qu’une heure ? La seule glace qu’il nous est donné de voir est celle des glaçons dans nos boissons ! »

3

Après avoir été recueilli par Maman et Céline à l’aéroport de Bruxelles et dormi une nuit entière à la brasserie, Ben se demanda ce qui resterait à jamais imprimé sur sa rétine à l’issue de ce voyage éclair autour de la terre. Ce chamelier édenté au pied des pyramides de Gizeh ? Ce petit mendiant qui baisa les chaussures maculées de boue de Papa devant l’Hôtel du Taj Mahal ? Le jardin botanique enivrant de Bogor ? Le giron parfumé de Yip Wai Han ? Le frère de Yip, ce moine bouddhiste drapé dans un habit orange ? Ce pêcheur pauvre comme Job qui fut presque tué par ce sous-officier nippon dingue ? Asahi, l’élève de quinze ans qui s’était inquiété de son sort dans le métro de Tokyo ? Les trous d’air au-dessus de la mer de Béring qui leur avaient valu, à lui et à Papa, des affres mortelles ? Cet Esquimau obèse qui cuvait sa cuite dans un égout ? Ou toutes ces cartes postales couvertes de son écriture serrée envoyées à Aurore, ainsi que cette unique carte adressée à Joyce ?
Lors du petit-déjeuner tardif, Maman reçut de bonne grâce le collier de perles que Papa lui avait acheté à Tokyo ainsi que les cadeaux offerts par la famille Kosaki.
Curieusement, Maman ne demanda pas :
– Qu’avez-vous vu ?
Mais bien :
– Qu’avez-vous mangé ?
Pendant qu’il sirotait son café, Papa consulta la liste qu’il avait tenue à jour, car il savait que Maman poserait des questions à ce sujet :
– En Égypte, du kushari : c’est du riz, du macaroni, des lentilles et une sauce tomate épicée. En Inde, du tandoori masala : de la viande marinée épicée. En Indonésie, du nasi goreng, qui ne t’es pas inconnu, je crois. En Australie, soit dit en passant chez mon neveu, du steak d’autruche. À Hong Kong, du poisson frit, mais j’ai oublié quelle espèce de poisson. Aux Philippines, de l’adobo : c’est du poulet et du porc dans du vinaigre, de l’ail, du poivre et une sauce de soja. Au Japon, des sushis au saumon et au poisson cru et, en Alaska, du poisson cru mais aussi de la saucisse de renne ! Contente ?
– Brel a de nouveau sorti un disque avec une chanson scandaleuse pour les Flamands, dit Maman, après avoir écouté d’un air tendu le tour du monde culinaire de Papa.
– Mais il est à l’article de la mort, grommela Papa. Ne peut-on donc pas le laisser en paix une fois pour toutes ?
– Sa chanson est intitulée Les F …, dit Céline. Suivi de trois points, comme s’il s’agissait de quelque chose d’inconvenant !
– Et que chante-t-il donc ? fit Papa d’un air las.
– Je l’ai enregistrée sur cassette, dit Céline, pendant qu’elle déposa un petit enregistreur sur la table de cuisine et enfonça le bouton Play. Écoute toi-même !

Les Flamingants, chanson comique

Messieurs les Flamingants, j'ai deux mots à vous rire
Il y a trop longtemps que vous me faites frire

Nazis durant les guerres et catholiques entre elles
Vous oscillez sans cesse du fusil au missel

Vous salissez la Flandre, mais la Flandre vous juge
Voyez la mer du Nord, elle s'est enfuie de Bruges

Vous êtes tellement, tellement beaucoup trop lourds
Que quand les soirs d'orage, des Chinois cultivés
Me demandent d'où je suis, je réponds fatigué
Et les larmes aux dents ik ben van Luxembourg

Et je vous interdis d'obliger nos enfants,
Qui ne vous ont rien fait, à aboyer flamand

– Comme chant du cygne, c’est renversant ! dit Maman, indignée, après que Céline eut enfoncé le bouton Stop.
– C’est quoi, un chant du cygne ? demanda Céline.
– C’est ton dernier chant avant de passer l’arme à gauche, expliqua Ben.
– Brel est déjà mort ? fit Céline.
– Non, fit Papa d’un air entêté. Mais il est à l’agonie. Je l’ai encore vu avant l’été au Prince de Liège. Il traîne la maladie depuis trois ans et il avait déjà l’air vachement mal en point quand je l’ai vu pour la dernière fois.
– Je ne comprends pas, dit Maman, qu’un gars comme lui, qui a écrit Quand on n’a que l’amour et qui se désigne lui-même comme un chanteur flamand peut écrire une chanson aussi haineuse et rancunière à l’égard des Flamands ! Et cela, alors qu’il est sur le point de dire adieu à ce monde ! Et je vous interdis d'obliger nos enfants, qui ne vous ont rien fait, à aboyer flamand ! Est-ce qu’on aboie, nous ? Est-ce qu’on est des chiens ?
– Cette chanson ne s’en prend pas aux Flamands, chéri, mais aux flamingants !
– Et quelle est la différence ?
– La différence ? reprit Papa. Tu as tout de même vécu la guerre ?
– Certes, mais elle est déjà vieille de trente ans !
– Alors, je dirai la chose autrement, dit Papa. Un flamingant est quelqu’un qui lutte pour l’émancipation du peuple flamand et …
– Qu’y a-t-il de mal à cela ? l’interrompit Céline.
– En soi, rien, Céline. Les Écossais et les Catalans luttent aussi pour s’émanciper des Anglais et des Espagnols. Seulement voilà : la plupart des flamingants prennent pour Évangile tout ce que leur dit Monsieur le Curé et ils ont cru pouvoir réaliser leur émancipation en faisant partie du Troisième Reich. C’est pour ça que Brel chante : Nazis durant les guerres et catholiques entre elles !
– À partir de demain, la chanson est interdite d’antenne à la radio flamande, intervint Maman. Et la radio francophone la boycotte également. Ce qui est d’autant plus étonnant lorsqu’on sait que les deux instituts sont totalement séparés depuis cette année-ci !
– C’est une tempête dans un verre d’eau, trancha Papa. Cette polémique se tassera. Et toi, Céline ? As-tu maîtrisé pendant notre absence la déclinaison de Rosa ?
– Celle de rosa, de domus, et de toutes les autres déclinaisons pertinentes, répondit Céline, récitant toutes les déclinaisons qu’elle avait réussi à maîtriser : Rosa, domus, puer, bellum, rex, corpus, civis, mare, res.
– Et qu’est-ce que tout cela signifie ? demanda Ben sur un ton didactique.
À peine un an plus tôt, il avait encore été capable de traduire Tacite. Mais entre-temps l’espagnol avait pris dans son esprit la place du latin, tout compte fait une langue morte.
– Rose, maison, enfant, guerre, roi, corps, citoyen, mer, objet, répondit Céline, toute fière. Je suis la seule de ma classe qui, pendant que vous passiez de capitale en capitale, a appris toutes ces déclinaisons !
– Félicitations, Céline. Je suis extrêmement fier de toi !
– Un curé, qui est venu remplacer une Bonne Sœur malade, m’a aidée. Est-ce que ça fait de moi alors aussi une flamingante ?

9

L’histoire suivait entre-temps son cours. Le vendredi quatorze octobre, jour pour jour trois semaines après la fin de leur tour du monde de trois semaines, Papa vint réveiller Ben à sept heures du matin.
– Ils ont détourné un Boeing 737 de la Lufthansa !
– Qui, ils ? demanda Ben, les yeux encore pleins de sommeil.
– Les Palestiniens !
– Oui, et alors ? Est-ce une raison pour me réveiller déjà si tôt ? Le vendredi, mon cours de droit européen de Karel Van Miert ne débute que l’après-midi.
– C’est le Landshut, Ben !
– Oui, et alors ? fit Ben de nouveau.
– C’est le 737 dans lequel nous avons entamé notre périple !
– De Bruxelles à Francfort ?
Papa opina de la tête.
– Te rappelles-tu que j’avais demandé, comme je le fais habituellement, de pouvoir visiter le cockpit ?
– Oui, fit Ben. Je trouvais cela insensé, d’autant plus que nous étions en retard et que nous avions presque raté notre premier vol !
– Les quatre pirates de l’air sont montés dans l’avion à Palma de Majorque. Ils étaient les derniers, comme nous. Mais leur retard avait pour but d’éviter que leurs bagages à main soient contrôlés. Je me souviens encore très bien que les deux pilotes s’appelaient Jürgen. Quand je leur racontai que ce vol était le premier de notre tour du monde, ils m’ont tous deux serré chaleureusement la main !
Papa prit les feuillets, sur lesquels il avait consigné chaque jour ses impressions du jour, pour se rafraîchir la mémoire. Il y en avait exactement vingt-deux, un par jour. Tantôt Papa y mentionnait l’heure tardive ou matinale d’arrivée, tantôt combien ils avaient dépensé en repas et en cadeaux. Ses rencontres étaient décrites plus en détail. L’écriture de Papa était quasi illisible, sauf pour lui-même. Le plus souvent, il utilisait le style télégraphique, mais il lui arrivait aussi d’écrire des phrases complètes. Le tout premier jour, il avait noté : Boeing 737 de la Lufthansa à destination de Francfort. Nous fûmes les derniers passagers attendus. Les deux pilotes s’appellent Jürgen. Je leur ai posé la question pourquoi leur appareil s’appelait le Landshut. Réponse : C’est une ville en Bavière. Après l’embarquement, nous reçûmes un en-cas comportant deux pistolets, un cake, une orange et un jus d’orange, ainsi qu’une cuillère et une fourchette en plastique. Pourquoi des couverts en plastique ? Réponse d’une hôtesse de l’air : Un couvert en métal peut être utilisé comme une arme lors d’un détournement. Cela peut donc s’avérer être une Luftwaffe ? demandai-je d’un air innocent, suite à quoi l’hôtesse de l’air haussa les épaules et disparut.
Papa adopta ensuite un ton tragique :
– Un mois et demi plus tôt, et le premier vol de notre tour du monde eût été aussi notre dernier ! Tu ne t’en souviens donc pas ?
– Pas vraiment. Tu étais celui qui prenait des notes. Moi, je me suis limité à observer. Que veulent les pirates de l’air ?
– La libération d’Andréas Baader et de sa bande.
– Tu connais mon avis à ce propos, Papa. Il faut changer la vie, disait Arthur Rimbaud. Et la Fraction Armée rouge critique précisément les tendances de la République fédérale allemande à maintenir coûte que coûte le statu quo. Je trouve leur stratégie pour changer la vie tout à fait perverse. Mais quand on est impuissant, le recours à la violence est souvent l’ultime recours !
– Je me demande parfois, Ben, si tu penses vraiment ce que tu dis. La bande à Baader n’est pas un club d’idéalistes, comme tu voudrais faire croire. Ce sont des terroristes pour qui la vie humaine ne compte pas !
– Des terroristes, Papa, nous en avons déjà parlé. Les nazis taxaient aussi de terroristes les résistants, qui luttaient pourtant pour notre liberté !
– La République fédérale est désormais un État démocratique et non plus un repaire de nazis.
– Mais d’anciens nazis occupent encore des positions clé, cela, tu ne peux tout de même pas le nier ?
– Oh Ben, laissons le passé de guerre une fois pour toutes derrière nous !
– C’est ce que Maman ne cesse de répéter. Mais qui ne cesse de reparler de la guerre ? Toi !
– Tu dis cela, Ben, parce que tu as eu la chance de ne jamais avoir connu la guerre. Nous vivons en paix depuis plus de trente ans. Grâce au parapluie nucléaire des Amerloques, d’ailleurs, que tu conspues tant. Être pacifiste en temps de paix est facile. En temps de guerre, on est traité comme déserteur. Entre-temps, qui que ce soit – des résistants, des réfractaires comme moi ou des gens ordinaires et même des collabos – était confronté à des situations de vie ou de mort. On luttait pour sa survie, une situation que tu n’as jamais connue et que tu ne connaîtras vraisemblablement jamais !

12

Pendant la deuxième moitié de ce mois d’octobre n’eut pas seulement lieu l’Automne allemand, qu’on appela plus tard aussi Les années de plomb, mais également l’Automne flamand. Car comment appeler autrement la scission du Mouvement flamand en deux courants radicalement opposés ? Les deux courants voulaient rendre la Flandre indépendante de la Belgique. Mais tandis que les uns préconisaient la manière forte, comme lors d’une révolution, les autres cherchaient à réaliser leur rêve de manière concertée !
Ce dimanche vingt-trois octobre, tous les nationalistes flamands s’étaient donné rendez-vous à Dilbeek, le village à l’ouest de Bruxelles où était établie la brasserie Bosch. Le pacte d’Egmont – ce pacte diabolique négocié au plus haut niveau et qui octroyait des facilités aux Francophones dans un certain nombre de communes flamandes situées dans la périphérie bruxelloise ou le long de la frontière linguistique – y était vilipendé. Les Francophones pourraient continuer à utiliser le français dans les communes visées, du moins dans leurs rapports avec les autorités communales, en principe unilingues. Aux yeux de flamingants pur-sang que Brel avait encore récemment brocardés, un tel mécanisme constituait la goutte proverbiale. Car cela signifiait que la francisation pouvait se poursuivre sans répit. Les Francophones pourraient continuer à s’établir dans des communes flamandes, jusqu’à ce que le français, tel une tache d’huile qui ne cesse de s’étendre, y devienne la langue la plus utilisée au détriment du néerlandais. Une telle pratique éroderait en fin de compte l’intégrité territoriale. Lorsqu’un Belge voulait s’installer dans un pays voisin, il ne devait pas, non plus, espérer être servi dans sa langue. Sauf s’il s’installait, en tant que Flamand, aux Pays-Bas, en tant que Wallon ou Bruxellois francophone en France, ou en tant qu’habitant des Cantons de l’Est en Allemagne de l’Ouest.
C’est en vain que les Francophones eurent argué qu’il s’agissait d’une attitude typiquement flamande. Car dans la province canadienne du Québec, en août de la même année, un règlement strict venait d’entrer en vigueur, rendant la province, jusque-là de facto bilingue, désormais unilingue. La Charte de la langue française eut des effets dans les pays baltes, en Catalogne et même en Israël dans le but de protéger l’hébreu. Alors, pourquoi pas en Belgique pour protéger le néerlandais ?
Des milliers de manifestants, munis de drapeaux arborant le lion flamand, s’étaient réunis entre la maison communale et le centre culturel à l’orée du bois où Ben avait autrefois rejoué, avec les scouts, Le Livre de la Jungle.
Le cortège bariolé cria des slogans tels que la Flandre flamande, Pas le moindre lopin de terre pour les intrus et Rats francophones, déguerpissez, et plus vite que ça !
Ben reconnut çà et là des coéquipiers du club local, qu’il avait côtoyés à peine trois ans plus tôt sur un terrain de foot boueux ou sous la douche. À son grand étonnement, il aperçut dans la délégation de l’Ordre militant flamand, dirigé par Bert Eriksson, le gardien Franky. Lui, qui réalisait les parades les plus incroyables, arborait un calicot avec le slogan Le sang et le sol.
Du côté opposé d’où se trouvait Ben, surgit tout à coup de nulle part le capitaine qui s’égosillait : Vive le Roi ! Vive la Belgique !
Deux individus casqués sortirent des rangs serrés de l’Ordre militant flamand pour s’en prendre au capitaine. Mais Eriksson, qui venait de se retourner après avoir entendu crier Vive le Roi ! Vive la Belgique !, rappela ses sbires barbus. Il avait reconnu le capitaine. Ils avaient tous deux participé comme parachutistes à la guerre de Corée.
Le capitaine fit un geste en direction d’Eriksson, qui signifiait : Va te faire foutre ! avant de disparaître de la vue de Ben.
Quand le long cortège fut sur le point de pénétrer dans le centre du village, Nicky Boesnach, en voyant le calicot avec le slogan Le sang et le sol, s’évanouit. Madame Boesnach ne s’était pas doutée un seul instant qu’une telle démonstration allait avoir lieu ce dimanche-là. Elle venait de faire ses courses au marché dominical. Les légumes, les fruits et le pain qu’elle avait achetés tombèrent de son cabas et s’éparpillèrent sur le trottoir.
Papa filma les manifestants avec leurs drapeaux jaunes et noirs devant l’église de Saint-Ambroise avec sa caméra super-huit comme s’il se fût agi d’un cortège carnavalesque. Il filma également la réanimation de Nicky par les volontaires de la Croix-Rouge.
Les grands-parents de Madame Boesnach n’avaient pas survécu à Auschwitz. Mais ses parents, sortis vivants de Buchenwald, avaient émigré en Israël. Là, elle avait épousé Samuel, qui s’installa avec elle d’abord aux Pays-Bas et ensuite en Belgique.
Le lendemain, selon les organes de presse que Papa lisait, quelque sept mille personnes avaient participé ce dimanche-là à la marche de protestation. Les principaux partis politiques arguèrent que sept mille flamingants ne pouvaient tout de même pas dicter la loi à neuf millions de Belges. En outre, le Mouvement flamand s’était scindé, après la manifestation, en deux courants opposés. Désormais, la Volksunie, de tendance modérée, et le Parti populaire flamand, d’extrême-droite, allaient tenter de se ravir mutuellement la vedette.
Papa sonna chez le capitaine pour s’enquérir de son état.
– Ils voulaient s’en prendre à moi, mais leur chef les a rappelés après que j’eus crié Vive le Roi ! Vive la Belgique !
– Ils ? Leur chef ?
– L’Ordre militant flamand, Monsieur Bosch. J’ai eu leur chef, Eriksson, alors âgé d’à peine vingt ans, sous mes ordres pendant la guerre de Corée !
Un peu plus tard, Papa rencontra par hasard Nicky Boesnach dans la rue. Elle venait de refaire ses courses, cette fois-ci à Anderlecht. Ses courses de la veille avaient été en effet irrémédiablement perdues.
Papa déclara qu’il avait filmé sa réanimation par la Croix-Rouge. Le film devait toutefois encore être développé.
Après coup, Papa avait été inquiet. Se portait-elle bien entre-temps ? Et son bébé aussi ?  
La fragile Nicky répondit pleine d’émotion :
–  Encore heureux que mon enfant n’a pas vécu ce que j’ai vécu. Que peut-on cependant attendre d’une bande d’énergumènes qui se demande si les nazis ont exterminé vraiment six millions de Juifs ?
– C’était écrit sur l’un de leurs calicots ?
– Non, mais en couverture du magazine qu’ils distribuaient. Est-ce cela la Flandre du futur ? Je vais demander à mon mari de déménager. Je n’ai aucune idée où. Nous n’habitons là que depuis un an. Nous n’avons jamais eu à nous plaindre des voisins, qu’ils parlent néerlandais ou français. Nous nous adaptons, où que nous nous installions. Mais jamais au grand jamais je n’aurais pu m’imaginer que, quarante ans après la Nuit de Cristal, j’aurais encore été confrontée à une telle bande d’antisémites !

FRAGMENTS AUDIO
bottom of page